Infolettre #14

Dans le but d’informer et de divertir son fidèle lectorat sans faire trop d’efforts, Ta Mère a décidé de sous-traiter son infolettre à ses autrices, auteurs, créateurs et créatrices. Aujourd’hui, on se la joue nostalgique : on a demandé à Mathieu Handfield de nous raconter comment, il y a une dizaine d’années, est né le projet du livre Les cicatrisés de Saint-Sauvignac, qui existe maintenant en version audio


 Maude (Nepveu-Villeneuve) s’apprête à publier Partir de rien, on est dans le sous-sol chez elle et Maxime (Raymond) avec Benoit (Tardif) et Maurice (Vadeboncoeur) à faire des tests pour une bande-annonce expérimentale en stop-motion pour faire la promo de son livre. On teste des techniques, on dessine des affaires direct sur une grosse feuille avec une caméra qui suit le processus, j’aimerais vous dire que c’était malade, mais non, ça avait l’air du cul et on n’a jamais sorti de produit fini MAIS, jase jase jase, on se met à délirer sur une glissade d’eau avec un clou qui dépasse, sur une histoire, ou plutôt une série d’histoires, qui raconterait l’avant, le pendant et l’après d’une tragédie où toute une génération aurait glissé, se faisant trancher le dos par un clou rouillé.

Des mois plus tard, show de Godspeed You! Black Emperor (ou était-ce Silver Mt. Zion? Anyway, du post-rock), Maxime (encore Raymond) et moi on parle de cette idée qui est restée dans le fond de notre tiroir mental, celui qui est plein de cochonneries et dont on fait très rarement le ménage. On la sort de là, on la dépoussière un peu, et Maxime dit : « Ça serait cool de monter une équipe d’auteurs pour écrire ça. »

Comprenez que « monter une équipe d’auteurs » pour écrire « un roman », c’est plutôt non conventionnel. Monter une équipe pour un recueil de nouvelles, oui, c’est normal, mais pour écrire une histoire continue, ce qu’on avait décidé de faire ce soir-là pendant que, je présume, Karl (Lemieux) lançait des projections angoissantes et que les conservateurs étaient, à notre insu, en train de rentrer majoritaires au Canada – mais ça, on le découvrirait plus tard –, c’était moins commun, et c’était prometteur de beaucoup de bordel si on choisissait mal notre gang.

« OK, Jipi (Baril Guérard) il serait pas pire je crois. »
Sachez qu’à l’époque, Jean-Philippe n’avait jamais écrit de roman. Autrement dit, il me doit sa carrière.
« Sarah Berthiaume et Simon Boulerice ils seraient bons aussi pour faire ça. »
Des auteurs de théâtre : habitués de travailler en équipe, pas trop d’ego, funs dans les partys. Bingo.

Quelques semaines plus tard, on est assis pour bruncher, tout ce beau monde ensemble, dans une cafétéria du Quartier chinois à Montréal. Le fun pogne tout de suite, comme prévu, et quelques mois après, j’ai entre les mains le squelette des Cicatrisés de Saint-Sauvignac.

C’est plusieurs années plus tard que j’ai la chance de redécouvrir le livre, dans un petit studio d’enregistrement, en pleine pandémie. Je suis seul à Montréal alors que l’équipe de Transistor est à Gatineau. On ne s’est jamais vu la face. Je relis mon bout du livre et je me surprends à être ému d’une histoire qui me semble écrite par quelqu’un d’autre. Le moi d’une autre époque qui pensait vraisemblablement à des choses bien différentes du moi d’aujourd’hui – et qui était probablement encore troublé par les conservateurs, les projections de Karl ou encore sa soirée dans le petit sous-sol de Villeray à tâter le stop-motion sans succès. C’est plusieurs années plus tard, donc, que je relis l’histoire d’Hugo. Que je redécouvre ce récit qu’on a écrit à quatre, mais qui s’écoute et se répond comme s’il avait été imaginé par une seule personne. Que je réalise la chance qu’on a de pouvoir lui donner nos voix, quelque chose comme dix ans après l’avoir d’abord vu germer entre deux Pabst et trois jokes.

J’en profite pour rappeler à mes trois amis, Sarah, Simon et Jean-Philippe, la promesse qu’on s’était faite de refaire ça un moment donné. Parce que qui sait si, dans vingt ans, je serai pas en train de raconter dans une infolettre (probablement une infolettre en VR ou quelque chose du genre) l’histoire de cette idée qu’on avait eue dans une cafétéria du Quartier chinois pendant qu’on travaillait sur la prémisse d’un roman.

Bye,
Mathieu (Handfield)