Infolettre #17

Dans le but d’informer et de divertir son fidèle lectorat sans faire trop d’efforts, Ta Mère a décidé de sous-traiter son infolettre à ses autrices, auteurs, créateurs et créatrices. Aujourd’hui, Mathieu Poulin nous parle de, grosse surprise, son rapport à la lutte…


Faut que je vous avoue quelque chose.
 
J’ai perdu tout intérêt pour la lutte.
 
Ça s’est passé quelque part au début de la pandémie. Une espèce de grande fatigue. L’impression d’avoir fait le tour, de ne plus avoir d’énergie pour ça. J’avais consacré un peu plus des cinq dernières années de ma vie à tout regarder et tout lire et tout écouter à propos de cette discipline mal-aimée qui m’avait tant fasciné, j’avais consacré tous mes temps libres à écrire un roman qui tenterait d’exploiter ses mécanismes narratifs et son potentiel symbolique, j’avais coanimé pendant tout ce temps un balado qui avait contribué à faire de moi une référence en la matière au Québec, puis est arrivé ce moment où, les yeux cross-eyed devant un écran qui me diffusait une énième variation de gars qui se sacrent des taloches dans le mou du cou, j’en suis venu à la conclusion que j’avais épuisé le sujet.
 
Et je ne sais pas si c’est un hasard, mais ça a correspondu au moment où j’ai arrêté d’écrire.
 
La publication de La lutte a précédé de quelques mois le début du confinement. Alors que plusieurs ont profité de cette grande pause de normalité pour entamer ou compléter des projets d’écriture pour lesquels le temps avait toujours manqué, je me suis trouvé incapable d’écrire la moindre ligne. Je ne parle pas ici d’un blocage en bonne et due forme, de nombreuses heures à être hypnotisé par le vain et frustrant clignotement de mon curseur dans Word : je parle d’un désintérêt total. D’une espèce d’inertie artistique. Je ne crois pas avoir été particulièrement déprimé; juste très las. J’avais écrit deux romans, j’avais réussi à faire parler un peu de moi. C’était déjà pas mal. Peut-être le temps était-il venu de passer à autre chose. De faire quelque chose de mes mains. De faire du pain, comme tout le monde. De gosser des canards en bois. Je ne sais pas. Mais écrire? Bof. Been there, done that.
 
Je me suis souvent demandé si, inconsciemment, ce manque d’énergie créatrice trouvait son explication en cette nouvelle lassitude éprouvée à l’endroit de la lutte. Car justement, pour moi, écrire a toujours été une lutte. Une lutte contre moi-même, une lutte contre la paresse, une lutte contre le doute, une lutte contre la langue, une lutte contre mon PlayStation, une lutte contre mes insécurités, une lutte contre mon égo, une lutte contre ce que les autres ont déjà écrit, une lutte contre ce que je rêve d’écrire. Et, comme j’ai fini par m’en rendre compte il y a à peu près deux ans, la lutte, ça use…
 
Peut-être également que la stérilité grandissante du produit offert, ces dernières années, par la WWE avait fini par avoir raison de mon imagination. Les galas organisés par cette compagnie – qui jouissait jusqu’à récemment d’une espèce de monopole dans le monde de la lutte professionnelle – étaient en effet depuis un bon moment les principaux « produits culturels » que je consommais, souvent au détriment de la littérature et du cinéma. Ainsi, (sur)exposés de la sorte au fruit d’un travail d’écriture de plus en plus paresseux, incohérent et souffrant d’un manque de vision à long terme, mes muscles créatifs se sont sans doute eux-mêmes tranquillement atrophiés. Dans cette situation, l’idée de flexer quoi que ce soit était ainsi devenue pour moi très gênante.
 
Les mois ont passé, rendus semblables les uns aux autres par le brouillard de la pandémie. Je n’aurai finalement jamais fait de pain, ni gossé de canards en bois. Mais j’ai lu. J’ai écouté beaucoup de films. Beaucoup de séries. J’ai, après de nombreuses et décourageantes années d’essais infructueux, eu deux magnifiques petits jumeaux qui sont venus concrétiser le sentiment de plénitude que je n’avais auparavant pu qu’imaginer. Puis, la nuit, pour me garder éveillé alors que je devais jongler avec les biberons, j’ai commencé à regarder la All Elite Wrestling, une fédération récente à laquelle je n’avais jamais vraiment donné sa chance. J’y ai vu arriver des grosses pointures comme CM Punk, Bryan Danielson, Adam Cole. J’y ai vu briller Kenny Omega, les Young Bucks, Darby Allin, Orange Cassidy, MJF, Thunder Rosa, Britt Baker et plein d’autres. J’ai découvert une promotion qui respectait l’intelligence de son public, qui avait vraiment à cœur le développement d’histoires crédibles et cohérentes. Je me suis surpris, à la fin de chaque épisode de Dynamite, à avoir hâte au mercredi suivant. Ça faisait longtemps que la WWE, stagnante et gérée en cabochon, ne m’avait pas fait ressentir cela. Devant ce sport-spectacle auquel j’avais consacré tant de mon temps, mes yeux, qui s’étaient peu à peu habitués à rouler vers l’arrière, avaient tranquillement recommencé à briller.
 
Et puis, il y a quelques semaines, Ta Mère m’a proposé d’écrire un petit quelque chose pour cette infolettre. Je me suis dit « pourquoi pas ». Ça ferait changement de changer des couches. J’ai finalement ouvert Word, regardé pendant quelques instants le clignotement de mon curseur, puis j’ai fait ce que je n’avais pas fait depuis si longtemps.
 
Là, alors que j’arrive à la fin de ce petit texte, un grand sourire orne mon visage. Ça m’a même poussé à rouvrir un vieux document de notes auquel je n’avais pas touché depuis des lustres.
 
Faudrait peut-être que je m’avoue quelque chose.
 
Je crois que j’ai repris goût à la lutte.