Infolettre #20

Dans le but d’informer et de divertir son fidèle lectorat sans faire trop d’efforts, Ta Mère a décidé de sous-traiter son infolettre à ses autrices, auteurs, créateurs et créatrices. Aujourd’hui, Sophie Jeukens nous amène dans les coulisses de l’écriture de son premier livre, Couchés en étoile dans la combustion lente des jours.


Allô.
Moi c’est Sophie.
 
J’ai pas mal toujours su que, dans la vie, j’allais écrire.
Quand j’étais petite, ma mère m’avait installé dans ma chambre une enregistreuse à cassettes (des vraies de vraies cassettes à ruban) parce que j’arrêtais juste jamais de parler. C’est comme ça que j’ai entamé une prolifique carrière d’autrice-compositrice-interprète de chansons improvisées juste assez douteuses pour être cutes.
Pendant les vacances d’été juste après ma première année du primaire, j’ai écrit mon premier roman – un thriller policier mettant en scène le dramatique sabotage d’une serrure d’appart avec de la gomme balloune.
Ça durait dix pages et c’était écrit à l’oreille de bord en bord, mais c’est l’intention qui compte, han?
 
C’est finalement 30 ans plus tard que je publie mon premier vrai livre. #latebloomer
Un petit livre rouge et jaune, avec deux oiseaux qui se frenchent en brûlant sur le cover.
Ça dit tout, je pense.
 
J’en ai fait, des détours, pour arriver là.
Je me suis enfargée longtemps dans le spoken word, et j’ai écrit pour la scène plus qu’autre chose.
Mais à 30 ans, j’ai fait un enfant, et la maternité m’a donné envie de me réenraciner à la maison.
C’est là que j’ai replongé – au rythme d’une nouvelle maman – dans mes vieux textes, et que j’ai réalisé que j’avais passé cinq ans à réécrire perpétuellement le même poème. Le fil s’est tracé tout seul, dans une sorte de chronologie un peu tordue, où les images se répètent comme des obsessions.
 
Il m’a fallu deux ans pour tout retricoter ensemble.

Ça raconte des histoires à peu près vraies – et pas toujours glorieuses.
 
Ça raconte la première fois que j’ai mis les pieds à Marseille.
À deux jours de mon départ, j’y ai croisé un doctorant en maths allemand. Semblerait que je lui ai souri la première mais je ne m’en rappelle pas. C’était un mismatch assez loufoque, mais il connaissait la poésie à travers le slam parce qu’il était Allemand et que tous les Allemands connaissent le slam. Je ne connaissais rien aux maths, mais mes mots de passe chaotiques le faisaient rire.
Il s’est accroché à moi parce que ma « folie » lui plaisait.
Je me suis accrochée à lui pour je ne sais trop quelle raison.  
On a fait une randonnée dans les Calanques, on s’est baignés en bobettes dans la Méditerranée glaciale et on a fait un tour de carrousel en criant comme des gamins.
Le lendemain, j’ai failli rater mon avion parce que j’avais bu trop de vin.
On ne s’est jamais revus, évidemment.
 
Ça raconte mon road trip jusqu’à Chicago en plein temps des Fêtes.
Une semaine de solitude et de grand froid. J’ai bu des cafés, j’ai marché la ville d’un bord à l’autre et j’ai écrit.
Un soir, dans un micro ouvert de poésie, j’ai lu un truc et, juste après, l’animateur m’a demandé, au micro, would you mind if we went to the bathroom and have furious sex?
I did mind, mais au lieu de le dire, j’ai ri nerveusement.
 
Ça raconte mon voyage en Martinique, dans un festival de poésie. Une édition 100% féminine. J’ai d’abord pris ça pour un statement féministe puissant, mais une fois sur place, j’ai vite réalisé que, pour les autres artistes invitées, ce choix-là de mettre de l’avant les voix des femmes devenait plutôt l’occasion d’une espèce d’ode à la féminité.
Je clashais solide.
 
On m’a dit de porter une-robe-pour-une-fois. On m’a acheté des bijoux.
On m’a dit que j’étais pas féminine.
 
Fort-de-France qui m’a rentré dedans.
Un après-midi, je suis allée promener ma naïveté dans les rues du centre-ville. On m’interpellait constamment.
On m’a dit des trucs déplacés, on m’a suivie dans la rue.
J’ai vécu plus de harcèlement en quinze minutes que dans toute une vie.
 
Pour ajouter au gros fun de l’expérience (#not), deux des membres de l’organisation du festival me flirtaient assidûment (dont le programmateur qui m’avait invitée).
Ça s’est terminé par un courriel assez graphique – auquel j’ai répondu avec toute la diplomatie dont j’étais encore capable.
 
Et ça raconte mon garçon, arrivé là où on ne l’attendait pas.
Cet enfant-là, j’ai vraiment passé proche de pas le garder. J’avais peur d’être trop fragile, ou juste pas prête à faire assez de place dans ma vie pour quelque chose d’aussi monumental que ça.
J’ai décidé d’essayer pareil.
 
Ça a pas été facile.
La petite nature anxieuse que je suis n’a jamais été aussi stressée que depuis que cet enfant existe. Durant les premiers mois – peut-être même les premières années – j’avais l’impression d’être branchée sur le 220 en permanence.
 
En même temps, cet enfant-là est probablement, de toute ma vie, ce qui m’a donné le plus de sens.
Et ça, ça s’est révélé infiniment réparateur.
(C’est pour ça que ça finit à peu près bien, ce livre-là.)
 
Au final, ça raconte (surtout) comment je ne suis pas morte.
 
Si l’envie te prend de le lire, je te recommande de t’habiller en mou, de te servir un gin tonic bien serré pis un grand bol de guimauves, pis de te coucher en étoile dans ton lit pour te mettre dans l’ambiance.
 
J’espère que ça t’aidera, même juste une minute, à oublier ce qui brûle.