Infolettre #23

Dans le but d’informer et de divertir son fidèle lectorat sans faire trop d’efforts, Ta Mère a décidé de sous-traiter son infolettre à ses auteur.trice.s. Aujourd’hui, Hilaire St-Laurent nous parle d’un sujet difficile, mais nécessaire : l’alexandrite aiguë.

Bonjour à toi, lectorat de l’infolettre des Éditions de Ta Mère. Moi, c’est Hilaire St-Laurent. Je suis l’auteur de la pièce de théâtre Agamemnon in the Ring, une pièce de théâtre qui mêle lutte et tragédie grecque, ponctuée de chansons d’opéra rock. Peut-être ne le savais-tu pas, mais cette pièce « assez funky merci – de rien » est écrite dans son entièreté en alexandrins. Oui, oui, tu as bien lu. Il s’agit ici d’une pièce où les acteurs sont habillés de Spandex moulant tout en s’envoyant des vers de douze pieds par la tête. Tant qu’à s’insulter, mieux vaut le faire avec raffinement, n’est-ce pas? Je suis bien d’accord avec toi.

 

Puisque nous ne sommes qu’entre nous, je dois l’admettre : cette expérience d’écrire une pièce en alexandrins a été des plus brutales sur ma santé cognitive. Rapidement, ce petit plaisir mondain de nommer la vie en dodécasyllabes (qui semblait ne faire de mal à personne) s’est littéralement transformé en véritable cauchemar. J’étais si fier, au début, de réussir l’exploit d’écrire dans cette forme d’une autre époque – la même époque où l’on balançait son pot de chambre par-dessus les remparts des bourgs, et où son contenu tombait sur la tête des gueux recouverts de pustules. Malgré tout, je n’en démords pas : les alexandrins sont dangereux. Je vais sans doute t’étonner, mais ils sont presque aussi addictifs que la cigarette, et même que le sodoku. Au début, on ne se rend compte de rien. On lâche un alexandrin, tout bonnement, pour amuser ses collègues de travail à la machine à café, et puis, un jour, on se retrouve à ne rédiger qu’en alexandrins, à ne penser qu’en alexandrins, et même à ne rêver qu’en alexandrins. Une fois, dans un rêve où tout se déroulait en alexandrins, j’étais poursuivi, mais je n’arrivais pas à courir parce qu’il me manquait des pieds… Je me souviens de me répéter (en alexandrins) : « Je peux tout à fait me passer d’alexandrins. Si je le veux, je peux m’arrêter dès demain. » La belle affaire. J’ai de la difficulté à vous décrire la satisfaction de réussir son alexandrin. Votre corps vous envoie une décharge puissante de sérotonine, comme pour un junkie qui s’injecte une dose d’héroïne en se piquant dans l’œil. Satisfaction instantanée. Et, rapidement, on n’arrive plus à se passer d’alexandrins. Je me répétais des mensonges comme : « Je me fous de ce que vous pensez, je m’en fiche. Je peux facilement vivre sans hémistiche. » Ou encore : « Je fais des rimes seulement de façon sociale. Quand je prends un verre, je ne vois pas le mal. » Mais la vérité, c’était que j’étais malade. Réellement malade. Et cette maladie a un nom. J’étais atteint d’alexandrite aiguë. Tu me diras : « Je n’ai jamais entendu ça de ma triste vie de pauvre mortel en quête de sens. » Eh bien, ce n’est pas parce que l’extrême rareté de ce trouble a fait en sorte qu’il n’a jamais été recensé dans le DSM V qu’il n’existe pas. Je peux t’assurer, cher lectorat de l’infolettre des Éditions de Ta Mère, que tout ceci est bien réel. 


Mais qu’est-ce que l’alexandrite aiguë? Bonne question. Peut-être l’auras-tu deviné, l’alexandrite aiguë, c’est le fait de ne percevoir le monde qu’en douze syllabes, le tout accompagné de cette étrange manie de vouloir tout faire rimer. Dans ses formes les plus graves (comme ce fut mon cas), certains patients deviennent complètement obsédés par le nombre douze. Je collectionnais tout ce qui était associé au douze : les calendriers, les rubriques astrologiques, des figurines des apôtres de Jésus, etc. Je regardais en boucle ces mêmes trois films : Douze hommes en colère, Les douze travaux d’Astérix et Ocean’s Twelve. J’ai même déménagé d’appartement, passant d’un tout petit trois et demie à un douze pièces proche de la rue Masson, sur la douzième avenue. Ça m’a coûté une fortune.

 

Après une longue phase de déni, j’ai pris conscience que quelque chose ne tournait pas rond, contrairement aux aiguilles d’une horloge qui se déposent magnifiquement sur les douze différentes heures de la journée. Il a été extrêmement difficile de trouver de l’information sur ce trouble afin de soulager ma souffrance. Après plus d’une centaine d’heures de recherche sur internet, je suis tombé sur le témoignage d’un Japonais qui ne percevait le monde qu’en haïkus. Semblable à mon cas, « mais pas exactement la même chose », rétorqueras-tu. J’en conviens, rares sont les alexandrins que j’ai composés qui parlent des champs de lotus en fleurs, des gouttes de pluie sur le roseau ou de la douce brume du printemps qui plombe la montagne enneigée; mais il y a, tout de même, tu en conviendras, cette même obsession d’ordonner le langage. Lorsque j’arrivais à formuler une idée en douze syllabes, j’avais l’impression que tous mes problèmes s’étaient dissipés. Mais tout ceci n’était qu’une illusion. L’illusion de la DROGUE! DROGUE! Cette technique d’utiliser le caps lock (technique maîtrisée à merveille par Marie-Chantale Toupin) a pour but de marquer les esprits, tout comme les publicités télévisées antidrogue des années quatre-vingt, pour vous convaincre de ne jamais toucher à la drogue, et encore moins aux alexandrins.

 

Aujourd’hui, je m’en suis sorti. Je fais très attention, car on n’est jamais à l’abri d’une rechute. Mais pourquoi je te parle de tout ça? Pourquoi est-ce que je me confie sur cette passe très difficile que j’ai vécue il y a quelques années? Eh bien, je vois la chose comme une forme de témoignage d’espoir. J’aimerais te partager ce témoignage, te livrer ce message, et il va ainsi :  « Il est possible de se déconditionner. Ah merde, encor une fois, ça fait douze pieds. »