Infolettre #34
Dans le but d’informer et de divertir son fidèle lectorat sans faire trop d’efforts, Ta Mère a décidé de sous-traiter son infolettre à ses auteur·trice·s. Cette semaine, Danièle Belley, autrice de Dans l’ordre des choses, nous parle — entre autres, et pas nécessairement dans cet ordre — de l’automne qui arrive, de Poopan, de jardinage et de résignation.
Chers précieux fans de Ta Mère, j’ai cru convenable, en digne héritière d’une lignée d’enseignants en sciences sociales, d’ouvrir cette infolettre en posant une question liminaire : quel serait, selon vous, le point commun entre la plateforme électorale du Parti vert du Canada, la coupe de cheveux de Pénélope McQuade et mon cerveau ? Exact : ils sont abstraits. Je suis quelqu’un d’abstrait (see, cette phrase — comble de l’abstrait). C’est quoi, concrètement, quelqu’un d’abstrait ? C’est comme si, souvent, apparaissaient dans ma tête des concepts qui pourraient ressembler à la caverne de Platon, mais sans la caverne — il faut que tu visualises l’idée (celle qui demande à se matérialiser pour être intelligible), mais sans l’appui de la matière. Fatigué.e? Moi aussi. C’est pour cette raison, je crois, que mon livre Dans l’ordre des choses s’est construit autour de ce procédé qui m’est devenu vital : l’allégorie. Heureusement, pour harnacher avec un peu de réel toutes ces pensées galopantes qui m’habitent, la vie m’a offert au cours des dernières années une bonne dose de concret. Quoi de plus matériel qu’un enfant qui te vomit dessus ? Deux enfants qui te vomissent dessus. C’est pourquoi, devant l’exercice dangereusement déterminant de me commettre pour la première fois devant vous, je me suis dit qu’il valait peut-être mieux m’en tenir à mon côté plus givré, en présentant un échantillon de ce que je crois, humblement, savoir faire de mieux : emballer mes pensées du jour, parfois difficiles à contenir, dans un beau cellophane de storytelling. Voici donc une petite chronique de pelouse, sorte de toune cachée que je compose à l’instant, et qui pourrait faire suite aux Monocultures présentes tout au long de Dans l’ordre des choses — fragments à caractère horticole numérotés de I à IX (sachez que j’y aborde de nombreux autres sujets profonds, comme la lessive, la sauce à l’ail, le goth industriel et les interprétations comparées de John Travolta et de Nicolas Cage dans Face/Off de John Woo — on a les cavernes qu’on peut).
MONOCULTURE X
(ou post-preview de Dans l’ordre des choses)
Ce matin, j’ai demandé à Ziggy (anciennement Alexa — on a modifié son nom parce qu’il nous apparaissait malsain que nos deux garçons invectivent sans arrêt une innocente femme, même virtuelle, pour qu’elle leur joue La chanson du caca de Poop Man (ce n’est pas une blague, c’est une vraie chanson et, accessoirement, un intéressant plaidoyer en faveur de l’égalité (j’en reparlerai dans le cadre d’une prochaine infolettre))) ; ce matin donc, après avoir entendu Dans la vie on fait caca, tous les jours on fait caca pour la huitième fois, j’ai demandé à Ziggy de mettre Bonne journée, de Philippe Brach. C’est que, depuis quelques semaines, le concert des tondeuses et des gicleurs à gazon s’étiole dehors, laissant place à celui, plus silencieux, des backwashes et autres purges de fin de saison, et j’ai alors besoin d’un peu de musique douce.
Le soleil vient d’se l’ver
Y pleut des cendres sur Gaza
Les cadavres jouent main dans la main
En attendant l’trépas
Oh, paraît qu’à deux heures
Y a une autre shot d’obus d’prévue
Mais à MétéoMédia
Y ont dit que c’t’une hostie d’belle journée
En écoutant ce chœur gospel, véritable appel à la réanimation de tout ce dont nous nous détournons pour mieux continuer, je me suis demandé pourquoi j’avais subitement arrêté, suivant la tendance banlieusarde, d’arroser les jardinières suspendues et les plates-bandes devant la maison. Pourtant, dehors, les geais bleus chantent encore, le soleil arrive à roussir les visages et les enfants courent toujours en t-shirt dans la rue, traînant leur odeur de petite sueur, de sable et d’asphalte ; il reste, dans le fond de l’air, un peu d’été. En ce mois de septembre, chaque îlot de présent, au beau fixe, ne laisse rien présager de l’avenir, pourtant si proche — c’est, comme le dirait Philippe, une hostie d’belle journée.
Alors pourquoi, pourquoi abandonner ? Pourquoi livrer prématurément la verdure à un sort futur ? Face à l’inévitable, je me dis que je suis certainement habitée, moi aussi, par ce légitime aquoibonisme, gagnée par cette espèce de résignation générale devant ce qui, quoi qu’on tente de faire pour le retarder, adviendra ; plates-bandes, jardinières, gazon et pots ornementaux : soyons lucides, tout ça va crever. À cet effet, j’ai remarqué que, au gré de la distance physique qui s’installe tandis qu’on sort dehors de moins en moins souvent et pour de plus courtes périodes, on passe tout à coup d’un rapport d’interdépendance (comme si l’extérieur faisait partie de nous, ou plutôt, comme si nous en faisions partie) à un certain détachement ; de « je vais aller tondre mon gazon », on migre doucement, sans s’en apercevoir, vers « je vais aller tondre le gazon », jusqu’à ce point de rupture fatal : « fuck le gazon » ou, pire encore, « qu’est-ce qu’un gazon? ». En résumé, le temps, l’éloignement et la peur du déclin induisent un respect aux allures de paresse démissionnaire, creusant tranquillement un fossé émotionnel qui nous dédouane — ceci ne nous concerne plus.
Mais alors que la nature avance ainsi, délaissée, dans la direction habituelle – la fin qui précède le recommencement –, la voisine d’en face, électron libre dans le quartier, sort courageusement de son bungalow, même au cœur de septembre, pour mettre du paillis, sarcler, tailler, arroser et tondre ; prendre soin. Elle persiste, au moment précis où peut-être, quand tout est déjà perdu d’avance, la vie qui se bat a justement le plus besoin qu’on lui prête attention. Il y a quelques années, son mari a fait un violent AVC ; tous les matins, jusqu’à sa mort, elle l’a accompagné lors de sa très courte et difficile marche quotidienne jusqu’au coin de la rue, entrecoupée de longues pauses pour qu’il reprenne son souffle. Bien sûr, elle n’attend pas de miracle : sa devanture fleurie n’aura plus jamais ni l’ardeur frondeuse des pousses tendres de mai, ni l’assurance des jaunes francs de juillet, mais elle portera en elle tous ces âges, réunis, qu’elle a traversés. Voir la voisine porter, aimer sans ménagement ce qui, malgré tous ses efforts, est condamné par le couperet du temps, me fait étrangement espérer : c’est par là, il me semble, que nous sommes le plus humains ; dans cet entêtement.
Et quand la sagesse du silence parle
L’homme la fait taire
Et quand ben même qu’le bonheur tarde
Au moins, demain, y annonce d’la marde
J’écoute Brach et je regarde les jardinières, réchauffées par les rayons encore chauds de septembre et pourtant laissées à elles-mêmes, comme un livre qu’on aurait insensiblement refermé, cinq pages avant la fin. Je pense aussi à cette phrase très juste d’Yvon Rivard, attrapée dans un article du journal de ce matin, en réponse à l’inertie devant ce qu’on persiste à appeler — les mots ayant le pouvoir d’amoindrir les faits — le conflit israélo-palestinien : passé un certain temps, il y a des pas de côté qui ressemblent étrangement à des fuites.
Je me dis que peut-être, demain, même si y annonce d’la marde, je sortirai dehors, me remettrai à arroser mes jardinières et braverai le froid d’octobre, jusqu’à ce que l’eau qu’elles ne pourront plus retenir s’écoule d’elle-même pour irriguer la terre de la saison prochaine ; je retournerai ensuite à l’intérieur pour regarder, un temps, le mystère insoluble de leur fin, en songeant à cette idée que le proche mène souvent au lointain, et à tout ce sur quoi j’aimerais, comme la voisine, ne plus fermer les yeux.